Des pages d’histoire
1831 - Une nuit au cabaret
Le récit d’une mauvaise nuit d’orage passée au cabaret de Tharaud, sur la route entre Nîmes et l’Argentière, en 1831. Extrait de Comment Voyageaient nos anciens publié en 1901, discours d’ouverture par M. le Marquis de VALFONS, page 37.
Si de telles péripéties se produisaient sur les grandes routes nationales, il est permis de se demander ce qu’il en était sur les lignes secondaires.
M. Baragnon, que je viens de citer, nous en donne un aperçu dans le récit d’un voyage à Largentière où il allait se marier.
« Nous partîmes, M. de Comeîras et moi, dans mon cabriolet sans domestique, les premiers jours de novembre 1831.
Nous passâmes par Uzès, Saint-Jean, Barjac, etc. Une nuit noire et pluvieuse nous surprit avant la descente de Tharaud et nous arrêta sur les bords de la rivière qui coule au bas de la cité ; il n’existait pas alors de pont. Le gué nous était inconnu ; il y aurait eu imprudence de passer outre. Nous nous décidâmes donc à passer la nuit dans un mauvais cabaret qui se trouve là sur la route, et qui n’a d’autre clientèle que quelques rouliers. Ce ne fut pas sans peine que nous trouvâmes place pour notre cheval dans une affreuse écurie où l’on s’enfonçait dans le fumier et la boue jusqu’au-dessus de la cheville. Notre voiture coucha à la belle étoile ou plutôt sous les nuages menaçants qui nous cachaient le ciel.
Je ressens encore l’impression que j’éprouvai en entrant dans une cuisine dont les murs noircis par la fumée n’étaient éclairés que par une mauvaise lampe à un bec, suspendue au plancher, au-dessus d’une table autour de laquelle se trouvaient cinq ou six ivrognes, occupés à vider des bouteilles, et chantant à tue-tête les chansons les plus grossières.
Sous une grande cheminée, autour d’un pâle foyer qui projetait dans ce taudis des lueurs sinistres, se trouvaient accroupis une femme et une demi-douzaine d’enfants en bas âge, couverts de haillons.
Ils se dérangèrent à peine quand nous entrâmes, et nous regardaient d’un air étonné.
Nous avions faim et nous demandâmes si l’on pouvait nous donner quelque chose à manger. On nous servit du pain noir et des œufs cuits avec de la graisse rance.
Quand nous demandâmes où nous pourrions nous reposer, on nous répondit qu’on ne pouvait nous offrir qu’un lit, encore faudrait-il en déposséder deux des amateurs qui étaient là buvant et chantant ; mais ils aimaient autant passer la nuit autour de la table et s’endormir au besoin au-dessus ; on les mènerait, s’ils le préféraient, au grenier à foin. Nous n’avions pas le choix : il fallut accepter, ne fût-ce que pour ne pas rester dans cette affreuse cuisine. Nous montâmes dans une chambre. Quelle chambre, grand Dieu !… Une porte sans serrure, ni loquet, dont les panneaux inférieurs étaient brisés et présentaient deux larges ouvertures ; deux fenêtres à petits carreaux dont les vitres manquaient et laissaient le passage ouvert à tous les vents.
Partout les traces d’un désordre affreux et d’une saleté repoussante. Que dirai-je du lit auquel on avait mis des draps lavés tant bien que mal, mais d’un tissu le plus grossier ? Il était à l’avenant du local où nous devions nous installer.
Nous ne songeâmes pas, comme on peut le croire, à nous déshabiller ; mais cédant à la fatigue et ne sachant où nous asseoir, nous nous étendîmes, mon compagnon et moi, sur ce lit, côte à côte, enveloppés de nos manteaux.
Les chants continuaient et nous incommodaient beaucoup. Ils furent interrompus cependant par des jurons et des clameurs qui ressemblaient à une dispute violente. Nous prêtâmes l’oreille et nous comprimes que la maîtresse du cabaret avait compté sans ses hôtes en nous donnant leur lit ; nous craignîmes un moment d’avoir un siège à soutenir et, par précaution, nous mîmes chacun un pistolet à côté du lit à portée de la main.
Cependant le tumulte s’apaisa, les chants recommencèrent, mais la lassitude finit par gagner les chanteurs, comme elle nous avait gagné nous-mêmes, et ils se déterminèrent à aller cuver leur vin au grenier à foin. Nous éteignîmes donc notre chandelle, et nous essayâmes de dormir. Mais à peine avions-nous fermé l’œil que nous fûmes réveillés par un autre bruit, bruit étrange que nous eûmes de la peine d’abord à nous expliquer. Nous avions barricadé notre porte, n’importe comment : il nous sembla qu’on cherchait à renverser l’obstacle le plus doucement possible, puis qu’on passait à travers les panneaux, enfin qu’une troupe de pourceaux entraient et trottaient dans notre chambre.
C’était tout simplement cette fourmilière d’enfants que nous avions vus accroupis autour du foyer de la cuisine qui s’étaient réveillés, et qui venaient achever leur nuit, dans leur dortoir habituel, sur un peu de paille, à côté de notre chambre qu’il fallait traverser pour se rendre en ce lieu. Notre repos ne fut pas trou- blé jusqu’au point du jour ; et, sitôt que nous ouvrîmes les yeux à la lumière, nous nous hâtâmes de quitter cet infâme taudis. »
Nos voyageurs se dédommagèrent à Joyeuse dans une auberge d’une excessive propreté et renommée pour les bons petits repas qu’on y faisait. « La fayence commune, les brocs en étain et les serviettes de cordat écru étaient si propres, si reluisants, si appétissants qu’on ne regrettait là aucun autre genre de luxe. »
Après un agréable séjour à Largentière, et le mariage conclu, notre jeune voyageur se remit en route emmenant avec lui son beau-père, sa belle-mère et sa femme.
« Les facilités de locomotion n’étaient pas à cette époque, dit-il, ce qu’elles sont aujourd’hui ; j’imaginai de les faire voyager dans mon cabriolet en y attelant un autre cheval avec le mien, et les menant moi-même en postillon.
Me voyez-vous à cheval, conduisant mon épousée et trottant tout le jour sans être éreinté le soir ?
Ah ! cet heureux temps est loin de moi, et je dois me contenter aujourd’hui de sourire à de tels exploits. »